Démocratiser l’Europe : un fédéraliste répond à Paul Magnette

Avertissement : les tribunes sont des contributions individuelles de sympathisants du mouvement au débat et ne reflètent pas nécessairement les positions de celui-ci.

, par Pierre Jouvenat

Démocratiser l'Europe : un fédéraliste répond à Paul Magnette

Le « Projet pour un traité de démocratisation de la gouvernance de la zone euro » (T-Dem) inspiré par l’économiste Thomas Piketty, instituant une nouvelle assemblée parlementaire composée principalement de députés issus des parlements nationaux, avait soulevé l’ire non seulement des fédéralistes mais aussi de nombreux autres observateurs eux-aussi préoccupés par le déficit démocratique de la gouvernance de la zone euro. Parmi les principaux griefs : l’impasse ainsi faite sur le Parlement européen, une confusion entre pouvoirs législatif et exécutif ainsi qu’entre compétences communautaires et nationales, et une complexification du système. D’aucuns ont aussi relevé un penchant souverainiste ainsi qu’un parti pris sur les politiques à mener (fin des politiques d’austérité, mutualisation des dettes publiques), avec l’objectif à peine caché de faire émerger dans la nouvelle assemblée une majorité de gauche et de minoriser l’Allemagne. Un projet qui n’a guère eu d’écho au-delà de nos frontières.

Jusqu’à ce que Paul Magnette, homme politique belge et éminent spécialiste de l’intégration européenne, se prononce en faveur du T-Dem, tout en essayant timidement de rétablir des équilibres entre la nouvelle assemblée et les institutions existantes [1]. Les fédéralistes étant pris à partie à plusieurs reprises, quelques précisions s’imposent afin de dissiper tout malentendu.

Paul Magnette et le déni de fédéralisme

On savait Paul Magnette réservé face au « mimétisme institutionnel » consistant, pour l’Union européenne, à singer le parlementarisme national ou les modèles fédéralistes historiques. En l’absence d’un peuple européen, nous avait-il dit, le régime parlementaire de l’Union ne peut être qu’une « écorce juridique » [2]. Si les fédéralistes sont eux aussi conscients des spécificités de la construction européenne et savent qu’un long chemin reste à parcourir avant de se rapprocher du bicaméralisme parfait tel qu’il existe aux États-Unis et en Suisse, ils ne sauraient pour autant partager le postulat selon lequel il serait « indispensable d’associer les élus nationaux à la définition des priorités de l’Union ». Car de quoi parle-t-on ? S’il s’agit de décider de l’attribution de nouvelles compétences à l’Union, les élus nationaux jouent évidemment un premier rôle. Mais lorsqu’il s’agit de définir et mettre en œuvre les politiques de l’Union dans le cadre de ses compétences, les fédéralistes restent fidèles au principe selon lequel les parlements nationaux contrôlent les gouvernements nationaux, y compris dans leur fonction de représentation au niveau de l’Union, et le Parlement européen contrôle l’exécutif européen. L’Union des fédéralistes européens (UEF) a adopté récemment une résolution dans ce sens. Paul Magnette lui-même avait relevé que les députés européens, élus sur une base nationale, sont peu enclins à agir dans une logique européenne [3] (un défaut de légitimité dû, selon nous, non pas à leur statut, mais aux pratiques électorales actuelles). Pourquoi en serait-il autrement des élus nationaux ? Une révision en 2002 de l’Acte électoral européen a rendu incompatible le mandat de parlementaire européen avec celui de parlementaire national. Le T-Dem représenterait un considérable retour en arrière.

Cette propension à mettre les élus en première ligne dans la gouvernance communautaire n’est pas surprenante de la part de Paul Magnette. Dans ses écrits, il affirme à l’envi que l’Union européenne demeure une organisation internationale et n’est pas un système fédéral en gestation. Les autres désaccords avec les fédéralistes sont donc nombreux.

Ainsi en est-il de l’allégation qu’une assemblée composée d’élus nationaux (rejoints, à la suite des premières critiques, par des élus européens dans la proportion d’un cinquième) est « un contrepoids démocratiquement nécessaire au pouvoir du Conseil européen » et est « susceptible de créer un pont entre les défenseurs d’une Union davantage ancrée dans ses territoires socio-politiques effectifs et les fédéralistes européens qui défendent eux aussi l’idée d’un gouvernement économique et budgétaire européen ». D’une part, selon la vision fédéraliste, l’ancrage territorial de l’Union est assuré par la superposition des institutions, dont l’échelon supérieur doit bien sûr être démocratique. Une fédération n’existe pas par elle-même, elle est l’émanation des entités fédérées ; elle n’est en aucun cas un super-État qui les absorberait. D’autre part, les fédéralistes défendent certes l’idée d’un véritable gouvernement européen, mais ceci dans le respect de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. L’harmonie éprouvée des institutions fédéralistes ne nécessite aucun « pont » supplémentaire. Enfin, c’est le Parlement européen qui doit assurer le contrepoids démocratique au Conseil européen, une institution d’ailleurs contestée en soi par les fédéralistes. Imagine-t-on les États-Unis dirigés par une conférence des cinquante gouverneurs des États fédérés ?

Les fédéralistes partagent bien sûr le constat que « dans une Union où les compétences socio-économiques sont largement partagées entre les niveaux européens et national (voire subnational), les responsabilités démocratiques doivent elles aussi être partagées entre ces différents niveaux de pouvoir ». Mais ils n’adhèrent pas à la solution proposée. La nouvelle assemblée ne pourrait qu’entraîner une grande confusion dans l’exercice des responsabilités. Face à l’inévitable conflit de compétences entre le Parlement européen et la nouvelle assemblée, Paul Magnette propose en quelque sorte que le premier se concentre sur les compétences exclusivement européennes et que la seconde se charge des compétences partagées. Étrange conception. Partage des responsabilités, oui, mais chacun à son niveau de pouvoir, européen et national. Non pas par une intrusion des parlementaires nationaux dans les instances communautaires, où selon le T-Dem ils statueraient en dernier ressort. Une véritable déconstruction européenne.

Paul Magnette justifie le principe d’une représentation additionnelle des parlements nationaux au prétexte que « le Conseil des ministres … ne reflète pas suffisamment la diversité des opinions publiques européennes » et que « les élus européens sont trop peu présents dans les espaces publics nationaux pour prétendre être les seuls à représenter les citoyens ». Selon les principes du fédéralisme, les citoyens sont représentés à la fois dans les instances nationales et dans les instances communautaires, pour les enjeux respectifs. La diversité des opinions publiques européennes s’exprime non pas au Conseil mais au Parlement, dont les élus représentent l’ensemble des citoyens de l’Union, pas ceux de la circonscription dans laquelle ils sont élus. Leur rôle est d’assurer la vision européenne.

Dans l’Union européenne, le rôle réservé aux parlements nationaux serait-il vraiment « largement insuffisant » ? Paul Magnette n’ignore pourtant pas que Le Traité de Lisbonne leur fait une large place. En matière législative, ils jouissent de nombreuses prérogatives consultatives, dont ils usent abondamment y compris à travers leur coopération interparlementaire (COSAC). Surtout, ils disposent d’un pouvoir effectif et incontesté de contrôler le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité par la procédure dite du carton orange. Parmi les nombreuses prérogatives relatives à la gouvernance, chaque parlement national peut s’opposer à une modification des politiques internes introduite selon la procédure simplifiée de révision des Traités et dispose d’un droit d’opposition en cas d’utilisation de la « clause passerelle » pour passer de l’unanimité à la majorité qualifiée. On peut bien sûr aller encore plus loin, à condition de ne pas nuire au respect des compétences respectives. Ainsi, le Parlement européen a proposé de donner aux parlements nationaux un carton vert consistant en un droit d’initiative en matière de législation européenne. Mais les parlements nationaux ne peuvent en aucun cas avoir la faculté de « rejeter des actes législatifs » de l’Union, comme le suggère Paul Magnette.

La vraie méthode communautaire

Les fédéralistes ont choisi de soutenir les trois résolutions sur le futur de l’Union européenne adoptées le 16 février dernier par le Parlement européen, celle basée sur le rapport de Guy Verhofstadt étant la plus ambitieuse. Elles recouvrent tous les objectifs du T-Dem, mais proposent une simplification et une plus grande efficience des institutions actuelles plutôt qu’une complexification du système. Au lieu d’une nouvelle assemblée destinée à pallier les dysfonctionnements du Conseil, le Parlement propose plus simplement une réforme de ce Conseil. Les promoteurs du T-Dem ignorent superbement les travaux que le Parlement européen a ainsi entrepris depuis plusieurs années, ce qui montre bien le peu de cas qu’ils font de cette institution majeure, et leur projet nous semble arriver soudainement comme un cheveu sur la soupe.

Rappelons brièvement qu’en matière institutionnelle il est proposé de renforcer le rôle du Parlement (droit d’initiative législative, notamment), de réformer le Conseil (en faire un « Conseil des États » dont l’organisation et la composition serait simplifiée, les actuelles configurations législatives spécialisées devenant les instances préparatoires d’un Conseil législatif unique intégrant le Conseil européen et l’Eurogroupe) et de transformer la Commission en véritable gouvernement européen (taille réduite, poste de Ministre des Finances). Tout cela dans un souci d’optimisation, dans le contexte particulier de l’’intégration européenne, de l’équilibre traditionnel et longuement éprouvé du système bicaméral par lequel une chambre basse et une chambre haute co-légifèrent et contrôlent le pouvoir exécutif. Il est aussi proposé, comme le font la plupart des observateurs, que le Parlement se réunisse en « formation euro » pour traiter des questions spécifiques à la zone euro. Pour le Conseil, l’accent est mis non seulement sur la transparence du processus décisionnel, mais aussi sur la préférence qui doit être donnée à la « méthode communautaire » en ayant davantage recours à la « clause passerelle » qui permet de remplacer l’unanimité par la majorité qualifiée.

Pour le Conseil des Etats, les fédéralistes auraient souhaité aller au-delà afin de le démocratiser davantage, de renforcer sa légitimité et de s’assurer qu’il exerce ses responsabilités dans l’intérêt général européen. Le rapport Verhofstadt, sans attendre le T-Dem, a proposé qu’il soit composé de représentants des parlements nationaux ou des gouvernements, ou une combinaison des deux. Logique, s’agissant de la chambre haute. Mais comme ceux-ci auraient vraisemblablement un mandat impératif susceptible de perpétuer une forme d’inter-gouvernementalisme, nous préférons un véritable sénat composé d’élus ayant un mandat représentatif. Sans nécessairement envisager des élections au suffrage universel direct, comme c’est le cas notamment aux États-Unis et en Suisse, les sénateurs pourraient être élus par les parlements nationaux, ou par des conseils régionaux afin de concrétiser la dimension régionale de l’intégration européenne. Cependant, quel que soit le mode choisi, afin de respecter la séparation des pouvoirs européens et nationaux et de s’assurer que les représentants des États agissent, tout comme les députés au Parlement, avec une vision européenne et le sens de l’intérêt commun, il est essentiel d’éviter tout cumul de mandats. Tout le contraire du T-Dem.

La méthode communautaire n’empêche pas le recours à des mécanismes additionnels propres aux relations interétatiques. Il s’agit alors, dans une fédération, d’assurer un minimum de coordination et d’harmonisation dans les domaines relevant de la compétence exclusive des entités fédérées. C’est la dimension horizontale du fédéralisme. Elle doit cependant être totalement séparée des institutions fédérales. On peut citer l’exemple des conférences intergouvernementales permanentes (CIGP) qui existent en Allemagne et en Suisse. Les plus connues sont la Conférence des ministres de l’éducation et de la culture (KMK, Allemagne) et la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP, Suisse), qui à travers des « Staatsverträge » ou « concordats » définissent soit des actes contraignants, soit des directives ou recommandations.

Le véritable problème

Il est ici question à la fois de la zone euro et de démocratie européenne. Un bon diagnostic permettra de proposer les bonnes solutions. Il y a un double problème :

Premièrement, il y a insuffisance de puissance publique en matière budgétaire et financière, tant au niveau européen que national. Dans La Double Démocratie – Une Europe politique pour la croissance (Seuil, janvier 2017), Michel Aglietta et Nicolas Leron démontrent que la gouvernance par les règles de l’Union européenne a pour conséquence de limiter le champ d’action de la puissance publique nationale, sans qu’il existe pour autant une puissance publique européenne qui permettrait de mettre en œuvre des politiques mues par l’intérêt général européen. Par ailleurs, l’introduction de la monnaie unique a provoqué une rupture du lien organique entre le souverain national et la monnaie, alors qu’en raison de l’incomplétude de l’euro les institutions européennes sont incapables de mener les politiques macro-économiques qui s’imposent. Il s’agit donc d’instaurer une « double démocratie » résultant de la dualité entre (1) une Europe dotée de sa propre capacité budgétaire, exercée sous le contrôle démocratique du Parlement européen, et (2) le niveau démocratique des États membres qui recouvrent leur capacité budgétaire sous contrôle des parlements nationaux.

On voit qu’il s’agit surtout de reconsidérer les compétences respectives et de redéfinir les politiques à mener. Il convient de donner à l’Union les moyens d’assumer les responsabilités qui lui incombent, en lui donnant un pouvoir certes limité mais réel.

Deuxièmement, il y a un déficit démocratique dont résulte une incompréhension voire un désamour du citoyen à l’égard du projet européen. Y remédier suppose, dans un premier temps, une réforme des institutions européennes existantes, dans le sens préconisé par le Parlement européen, plutôt que d’en créer une nouvelle. Mais démocratiser les institutions ne suffit pas. Jean Monnet avait l’ambition d’unir non seulement des États mais surtout des hommes. Ainsi, l’appropriation par les citoyens des décisions prises par les institutions européennes nécessite avant tout le sentiment d’appartenance à une destinée commune, l’existence d’un dèmos européen.

C’est là le cœur du problème, et le principal point de désaccord entre Paul Magnette et les fédéralistes. Le premier, on le voit au travers de ses écrits, est fortement imprégné des identités nationales et ne croit pas à la perspective d’un mouvement d’appropriation de l’Europe par les citoyens, à la confiance mutuelle et la solidarité des Européens, à une possible « loyauté » à l’égard de l’Union. Cela explique son adhésion au T-Dem. Les seconds, avec Jürgen Habermas, croient possible l’émergence d’une société civile européenne par le prolongement des processus qui ont construit les consciences nationales, pour une conception post-nationale de la citoyenneté.

C’est donc en raison de l’absence de bases sociales européennes que Paul Magnette réfute le mimétisme institutionnel. Il propose ainsi une « socialisation transnationale » des enjeux européens par le T-Dem. Selon nous, plutôt que de perpétuer la confusion entre compétences européennes et nationales, il vaut mieux créer les bases sociales qui manquent encore à la création d’une communauté politique européenne. Traitant de la démocratie, Dominique Rousseau fait la distinction entre le peuple « corps social » et le peuple « corps politique ». Cela caractérise bien l’Union européenne d’aujourd’hui. Le peuple corps social existe du fait de la multiplication des échanges. Par contre, le peuple corps politique reste à créer, celui qui permet de créer un lien entre le citoyen et les institutions de l’Union. De fait, un peuple se construit au fil du temps lorsque ses diverses composantes sont confrontées ensemble et de manière répétée aux problématiques communes, par une bonne information, par le débat politique, par toutes les formes possibles d’expression de la volonté populaire, développant ainsi des liens de solidarité.

Nous sommes actuellement dans un contexte très favorable pour cela. Le discours récent, tant dans les milieux politiques qu’au sein de la société civile, montre qu’un consensus se dessine pour impliquer les citoyens dans toute nouvelle initiative de refondation de l’Union. Il s’agit de légitimer ex ante le processus, plutôt que de chercher à obtenir ex post un blanc-seing populaire au produit d’une réflexion aristocratique, comme ce fut le cas en 2005. C’est pourquoi les propositions de « conventions citoyennes » se multiplient. Les peuples d’Europe devraient ainsi pouvoir exprimer leurs aspirations communes et jeter les bases d’une Constituante. Entretemps, tout projet de création d’institution nouvelle ou de traité additionnel est inopportun.

Faire le bon choix

Dans les écrits déjà cités, Paul Magnette se dit être un Européen convaincu. On n’en doute pas à la lumière de sa remarquable contribution à la réflexion sur la construction européenne. Mais il n’est pas un Européen courageux. Constatant l’hétérogénéité politique de l’Europe, et sous couvert de réalisme, il semble considérer comme seule possible, voire souhaitable, la voie fonctionnaliste jusqu’ici poursuivie, faite de compromis et d’équilibres diplomatiques, l’ambiguïté qui en résulte ayant un certain charme. Il plaide donc pour un inter-gouvernementalisme amélioré. La proposition T-Dem est dans cette ligne.

Les fédéralistes considèrent au contraire que l’inter-gouvernementalisme ne peut être que la somme des égoïsmes nationaux. Un dépassement est aujourd’hui nécessaire. Tout autant réalistes mais pas défaitistes, ils refusent d’admettre, contrairement à Paul Magnette, que « le scénario d’une refondation fédéraliste a montré toutes ses limites lors de l’expérience de la Convention 2003-2004 ». Il faut seulement s’y prendre autrement, en préparant mieux l’opinion à ce « moment constitutionnel » nécessaire à un acte politique définissant enfin l’Europe que nous voulons.

Les fédéralistes sont d’avis que de toutes les formes de coopération interétatique, la fédération s’avère la plus équilibrée et aussi la plus durable, car elle résulte de la conjonction de la volonté des États et de la volonté du peuple, à travers son système bicaméral, de poursuivre un idéal commun. Il y a partage de souveraineté, mais ceci pour une vraie souveraineté de la fédération dans son ensemble, et tout transfert de souveraineté est librement consenti. C’est l’union dans la diversité.

Le fédéralisme consacre la suprématie du droit, alors que les autres formes de coopération lui préfèrent le politique. Michel Mouskhely, dans ses réflexions sur une fédération européenne, nous disait en 1964 déjà que « quand tout va bien, les États acceptent sans rechigner les initiatives statutaires des organes communautaires. Mais que les difficultés surgissent, qu’elles mettent en cause les intérêts supérieurs des États, la force reprend son empire et le droit s’incline devant le politique ».

Au lecteur de juger.

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