Coups de théâtre en cascade – Puis réponse du berger à la bergère ?

Avertissement : les tribunes sont des contributions individuelles de sympathisants du mouvement au débat et ne reflètent pas nécessairement les positions de celui-ci.

, par François Mennerat

Coups de théâtre en cascade – Puis réponse du berger à la bergère ?

Une audience à la CJUE - Cour de justice de l’Union européenne

L’arrêt rendu le 5 mai 2020 (jour anniversaire de la création du Conseil de l’Europe), quatre jours avant la célébration éclatante du 70e anniversaire de la déclaration de Robert Schuman, par le BVerfG (Bundesverfassungsgericht, Cour constitutionnelle allemande) à Karlsruhe a provoqué à juste titre un émoi considérable. Depuis lors, ce nouveau tremblement de terre majeur déclenché par le BVerfG avec des précédents continue d’être suivi de nombreuses répliques, un peu partout en Europe, mais particulièrement en Allemagne.

Rappelons succinctement le contenu de cet arrêt délibérément provocateur. Saisi par une « bande de conservateurs » composée d’universitaires, de juristes et de « trublions parasites politiques » allemands, le 2e sénat du BVerfG tente de remettre en cause après-coup le programme d’achats de titres du secteur public (Public Sector Purchase Programme – PSPP), programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) mis en œuvre par la Banque centrale européenne en 2015.

Pire : les juges de Karlsruhe s’en prennent à l’arrêt précédemment rendu en décembre 2018 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, la plus haute juridiction de l’UE) après avoir été saisie par eux sur le même sujet, arrêt qu’ils contestent aujourd’hui en prétendant que la CJUE n’avait alors pas correctement vérifié les limites des prérogatives de la BCE. En conséquence de quoi, ils s’adressent directement à la BCE en lui accordant trois mois pour se justifier, sous la menace d’une interdiction faite à la Bundesbank d’acheter la dette du gouvernement allemand, comme le font toutes les banques centrales de la zone euro pour leurs propres gouvernements. La Buba et menacée de devoir vendre des titres pour un montant d’environ 550 milliards d’euros.

Mais même si la BCE ne devrait pas devoir surmonter de grandes difficultés pour se justifier au plan juridique, elle refuse catégoriquement par principe et à juste titre de se soumettre à une juridiction qui ne constitue jamais qu’un tribunal d’un État membre. La prééminence du droit de l’Union sur le droit des États membres est, en effet, établie et acceptée par tous, y compris donc par l’Allemagne, quand bien même, à défaut d’être enracinée dans les Traités, elle n’est encore aujourd’hui que de nature en quelque sorte jurisprudentielle. Par conséquent, il n’est possible au BVerfG de contester l’action de la BCE qu’en se plaçant sur un terrain étroitement juridique, puisque l’indépendance politique de la banque centrale est, par contre, garantie par les Traités. En fait, et au delà du PSPP de 2015, cet arrêt se veut menaçant pour toutes les actions passées, présentes et à venir de la BCE, en particulier, son actuel programme d’achat d’actions en cas de pandémie (PEPP), d’un montant de 750 milliards d’euros, visant à injecter des liquidités et à réduire les écarts obligataires (spread) dans des pays les plus durement frappés par la pandémie, comme l’Italie, par exemple. Par la voix de sa présidente, la BCE avait indiqué que certaines règles en vigueur concernant les obligations qu’elle peut acheter pour le PEPP pouvaient sans conteste être légalement assouplies.

Paradoxalement, c’est en faisant positivement référence à ces mêmes règles que parallèlement le BVerfG explique que, par contre, le PSPP n’équivalait pas à un financement monétaire (bailout) des gouvernements des États membres et rejette d’autres allégations des mêmes plaignants selon lesquelles la BCE aurait violé l’interdiction faite à l’UE d’un tel financement. On n’y comprendrait plus rien si ce faisant cependant, en rappelant ces règles, le BVerfG ne donnait l’impression d’inviter ces plaignants à intenter un nouveau procès, cette fois contre le nouveau PEPP.

On baigne donc en pleine confusion apparente. Mais la manœuvre est cousue de fil blanc. Le BVerfG se laisse sciemment instrumentaliser par un petit groupe d’activistes ultraconservateurs irresponsables cherchant à disloquer le projet d’intégration européenne. L’arrêt du BVerfG souligne que, même dans le cadre du traité de Lisbonne, les États membres restent les « maîtres des traités » et que l’UE n’a pas évolué vers un État fédéral. Pour le BVerfG, les tensions sont inhérentes à la conception de l’Union européenne et elles doivent être résolues de manière coopérative, atténuées par le respect et la compréhension mutuels, conformément à « l’esprit de l’intégration européenne ». La nature de l’Union européenne qui reste donc fondée sur la coopération à plusieurs niveaux d’États souverains, dotés de constitutions, d’administrations et de tribunaux, lui donne argument pour justifier sa négation directe ou indirecte de la prééminence du droit de l’Union sur le droit des États membres. Il est révélateur que le BVerfG fasse, si maladroitement, référence à des tentatives passées (avortées) des cours danoises et tchèques de nier cette prééminence du droit de l’UE par certains de leurs arrêts, ces tentatives ayant en leur temps été catégoriquement bloquées.

C’est en réaction vigoureuse à cette manœuvre grossière, traduisant un plan devenu désormais trop apparent, que de nombreuses voix autorisées se sont immédiatement exprimées, surtout en Allemagne ce qui est très rassurant si cela est nécessaire, afin de le mettre en échec. Et cette fois, le ciel est tombé sur la tête du BVerfG.

Dès le 5 mai, par exemple, Monsieur Bernhard Wegener, professeur de droit public et de droit européen à l‘université Friedrich Alexander d‘Erlangen-Nuremberg, publie sur le Verfassungsblog (« blog constitutionnel ») une vigoureuse réaction intitulée « Une grincheuse décalée ! Triste aperçu des mondes parallèles de Karlsruhe ». En prenant des dimensions vertigineuses, la politique monétaire expansive de la BCE entraîne des bouleversements considérables en matière de politique économique et sociale, et provoque une redistribution dans des proportions « historiques ». Il vient alors au BVerfG l’étrange idée qu’entre toutes les instances ce serait précisément à lui qu’incomberait la tâche de surveiller la BCE, de la contrôler et de l’encadrer. Et c’est à cet effet qu’au cours de décennies de travail dans les salles de consultation de Karlsruhe, son 2e sénat a graduellement élaboré les prétendus instruments qui lui permettent de s’y adonner. Selon le BVerfG, n’importe qui est autorisé, en portant plainte au plan constitutionnel, à attaquer la politique monétaire du Bundestag, du gouvernement fédéral ou de la Bundesbank et par conséquent indirectement la politique monétaire de la BCE. Car pour le BVerfG, partout où l’on dépense ou l’on promet trop d’argent ou de l’argent qui ne relève pas de la compétence de la BCE, la démocratie interne (allemande) serait violée, et avec elle le droit de vote individuel.

Et bien malgré elle, l’Allemagne se trouve ainsi brutalement placée dans l’œil du cyclone. Immédiatement défiée, ouvertement et publiquement, par l’eurodéputé vert allemand Sven Giegold (fédéraliste, membre du Groupe Spinelli), la présidente de la Commission européenne réagit rapidement en annonçant se préparer à ouvrir une procédure d’infraction envers l’Allemagne (prise comme entité collective) pour violation du droit européen. Nous voilà en plein psychodrame ! Il ne fait aucun doute que Madame Ursula von der Leyen, sa citoyenneté allemande en toile de fond, agit en pleine concertation avec la chancelière de la République fédérale qui a d’ailleurs affirmé depuis son attachement indéfectible à une intégration économique et politique renforcée de la zone euro. Car, en fait, l’Allemagne se trouve dans une position moralement donc politiquement extrêmement inconfortable. Déjà le Parti populaire européen (PPE), dominé par la CDU allemande, parti de Madame Merkel, également celui de Madame Ursula von der Leyen avant son entrée en fonction à la présidence de la Commission, est montré du doigt en raison de son embarrassante indulgence envers le président hongrois Viktor Orbán qui en est indirectement membre via le Fidesz-MPSZ. Voilà maintenant que la juridiction suprême allemande camoufle sous des atours juridiques une prise de position politique incontestablement nationaliste et anti-européenne. Et dans un mois et demi, l’Allemagne prendra la présidence tournante de l’Union européenne. Aucune faiblesse ne lui est plus permise. Involontairement empêtrée dans ce casse-tête, tandis que des procédures d’infraction similaires étaient évoquées depuis plusieurs années à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie qui déjà défient ostensiblement le droit de l’Union, l’Allemagne se doit d’afficher une posture radicale, en tout cas incontestable.

Au cours du débat organisé par Deutschlandfunk entre Messieurs Norbert Röttgen, expert en politique étrangère de la CDU, et Christoph Heinemann, journaliste économique, le premier se dit catégoriquement défavorable à l’ouverture effective d’une procédure d’infraction contre l’Allemagne, mais considère qu’il n’existe aucune sortie de crise rationnelle possible. Il n’envisage, par conséquent, que la manifestation de gestes d’apaisement de tous côtés pour la désamorcer graduellement. La carotte plutôt que le bâton.
La suite restait à observer. Il ne fallait pas s’affoler car, comme le pressentait Monsieur Norbert Röttgen, la situation s’est renversée et l’Allemagne s’est sortie par le haut du chausse-trappe. Et cette minable querelle juridique a abouti in fine à produire des effets opposés à ceux qu’elle était censée obtenir. En rendant cet arrêt à la teneur indéniablement nationaliste et par le tollé qu’il aura provoqué, le BVerfG aura rendu un signalé service au fédéralisme européen ! Car l’événement aura ainsi fourni une nouvelle occasion salutaire de clarifier les compétences respectives des États membres et de l’Union, permettant alors, en toute lucidité, de progresser résolument sur la voie d’une organisation fédérale de l’Europe unie. Les limites les plus graves des traités actuels sont maintenant sur la place publique, ce qui devrait renforcer les chances de succès de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. La nécessité de réformes importantes des traités est, en effet, devenue encore plus évidente, à commencer en l’espèce par l’inscription de la prééminence du droit européen sur le droit de chaque État membre, disposition qui ferait sortir définitivement cette disposition tellement indispensable au fonctionnement cohérent de l’Union d’un statut jurisprudentiel que certains peuvent encore s’autoriser à contester. Mais cela ne suffirait pas : une harmonisation est nécessaire afin qu’en outre aucune des constitutions respectives de chacun des États membres ne présente la moindre disposition permettant la remise en cause périodique de cette prééminence, comme vient de le faire le BVerfG.

Les intérêts des citoyens d’un État membre pèsent-ils plus que l’intérêt général des citoyens de l’UE ?

Un aspect particulier, pratiquement ignoré des media, du raisonnement tenu par le BVerfG doit aussi retenir l’attention et interroger fortement les fédéralistes, parce qu’il met en lumière la question de la légitimité démocratique, une légitimité différenciée selon les divers étages institutionnels de l’édifice européen, aujourd’hui à peine esquissée mais qui doit impérativement être plus fermement établie à l’avenir, comme il se doit pour tout État moderne véritablement démocratique... c’est à dire pas centralisé à l’excès.

Comme le rappelait immédiatement le 5 mai Bernhard Wegener cité plus haut, serait en cause en cette affaire, d’une part le respect du droit de vote individuel des électeurs allemands et d’autre part le contrôle par ces seuls électeurs du respect du principe de suppléance par les institutions de l’UE. En somme les citoyens-électeurs allemands, mais sans doute par extension aussi les citoyens-électeurs de n’importe lequel des États membres disposeraient légitimement d’un droit de veto sur les décisions de l’Union dans la mesure où ils estimeraient que ces décisions desservent in fine leurs propres intérêts. On perçoit immédiatement combien cette attitude, si on l’acceptait, provoquerait un blocage radical permanent de l’Union européenne, puis sa chute inéluctable. Il est permis de s’interroger sur les motivations profondes d’une telle attitude d’esprit : égoïsme, nationalisme ? Si le soupçon et le refus de la confiance dominent les relations entre États membres, pire entre citoyens, l’avenir du projet d’unité européenne est mortellement compromis. Il nous faut absolument retrouver l’esprit d’amitié et l’espérance qui prévalaient dans les années cinquante et soixante.

Le fait qu’en mai 2005 les électeurs français consultés par referendum et encourageant les Néerlandais à leur suite, fussent parvenus à faire rejeter le « traité établissant une constitution pour l’Europe » (TCE) en dépit des avis positifs exprimés dans la majorité des autres États membres fut-ce par voie parlementaire, ne constituait-il pas déjà, objectivement, une manifestation de ce même phénomène de blocage d’une décision européenne par les électeurs d’un ou deux États membres seulement ? La parade aurait alors dû être un processus de ratification par un referendum européen organisé dans tous les États membres avec la règle de la double majorité, des États membres et des citoyens européens. L’éventualité de tout recours à un referendum est écartée par certaines constitutions. Ce mode de ratification doit par conséquent absolument être introduit au niveau européen lors de la prochaine révision des traités afin qu’à l’avenir les ratifications se déroulent de la même manière dans toute l’Union, ce qui conforterait radicalement la notion de citoyenneté européenne.

Il n’est pas possible d’accepter l’argumentation utilisée en 2016 par Paul Magnette, qui présidait à l’époque le gouvernement wallon, pour avancer une revendication au fond similaire dans son esprit à celle du BVerfG ? Il avait alors fièrement déclaré devant le Parlement wallon que la Wallonie « constituait l’une des très rares régions en Europe ayant constitutionnellement le même privilège, en termes de droit international, que les Parlements nationaux. Le Gouvernement wallon a le pouvoir de signer et donc aussi de ne pas signer un traité et le Parlement wallon a le pouvoir de ratifier et donc aussi celui de ne pas ratifier un traité. » En s’opposant à la signature au terme de nombreuses séances de discussions, de réflexion, d’auditions durant sept ans de l’« Accord économique et commercial global » (Comprehensive Economic and Trade Agreement – CETA) entre l’Union européenne et le Canada, il avait ainsi momentanément bloqué son processus de ratification en considérant que les avis exprimés par la Wallonie n’avaient pas été examinés. Exiger qu’ils le fussent était légitime : cela faisait un an que le Parlement wallon avait adressé à la Commission des questions précises récurrentes concernant l’arbitrage entre les intérêts des firmes multinationales et les décisions souveraines des démocraties, questions toutes laissées sans réponse. Mais exiger qu’ils aient systématiquement retenus serait revenu à revendiquer un pouvoir de blocage permanent, un droit de veto.

Il n’est bien sûr pas question de mettre en doute les droits fondamentaux de tout citoyen en régime démocratique. Rappelons-nous cette fameuse citation de Churchill ? “At the bottom of all the tributes paid to democracy is the little man, walking into the little booth, with a little pencil, making a little cross on a little bit of paper – no amount of rhetoric or voluminous discussion can possibly diminish the overwhelming importance of of that point.” (In “Churchill By Himself”) ; « Tout en bas de la liste de tous les hommages qu’il faut rendre à la démocratie se trouve le petit bonhomme, celui qui entre dans l’isoloir avec un petit crayon, pour tracer une petite croix sur un petit bout de papier ; aucune rhétorique, aucune discussion, fussent-elles nourries ou prolixes, ne peuvent diminuer l’implacable importance de ce point. »

Il est légitime, en vertu du principe de suppléance, que la Commission européenne soit chargée de négocier les accords internationaux d’intérêt commun européen au niveau « communautaire ». Mais ceci à la condition qu’elle soit réellement soumise à un double contrôle démocratique : celui du Parlement européen, chambre des citoyens européens, et celui d’une sorte de chambre haute représentant les États membres. Cela n’empêche pas, bien au contraire, que les citoyens et leurs représentants soient informés, régulièrement et en toute transparence, de l’état des négociations, bien loin de l’opacité dans laquelle elles sont habituellement menées jusqu’ici sous prétexte qu’elles touchent aux intérêts économiques et commerciaux de firmes multinationales. Que les préoccupations et les attentes des citoyens soient prises en compte et portées par leurs représentants élus relève de la démocratie élémentaire. Certaines clauses des traités commerciaux internationaux concernent des sujets qui peuvent avoir des conséquences majeures sur la vie quotidienne et le cadre de travail des citoyens. Un autre canal que l’on a coutume d’appeler le lobbying permet aussi de faire remonter les préoccupations des citoyens et d’informer les décideurs. Cette pratique ne doit pas consister à « faire pression » sur les décideurs au profit d’intérêts particuliers mais plutôt, c’est la raison pour laquelle elle nécessite d’être strictement encadrée, à les informer des conséquences possibles de leurs choix.

Le BVerfG accuse la CJUE de n’avoir, par son arrêt du 1er décembre 2018, et à rebours de son approche méthodologique habituelle, pas respecté le principe de proportionnalité, en ayant délibérément ignoré tous les effets microéconomiques potentiels du programme PSPP, aux dépens notamment des contribuables allemands. Le principe de proportionnalité ne concerne pas la répartition des compétences entre l’Union et les États membres, mais il implique que le contenu et la forme de l’action de l’Union ne doivent pas excéder ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités. En somme, pour le BVerfG, la CJUE aurait dû dénoncer le PSPP mis en œuvre par la BCE en déclarant qu’il produisait des effets disproportionnés par ses conséquences pour les citoyens (européens ou en l’espèce plutôt les citoyens allemands). Il déclare, en outre, la CJUE coupable de n’avoir pris en compte dans ce même arrêt ni le principe de suppléance en tant que fondement, de la répartition des compétences entre niveaux institutionnels de l’UE, ni les conséquences méthodologiques qui en découlent pour le contrôle par la CJUE du strict respect des limites de ce principe de suppléance.

N’est-il pas remarquable cette fois-ci que ce ne soit pas le gouvernement d’un État membre qui s’érige en porte-parole des citoyens de son pays mais une Cour constitutionnelle, au mépris d’une légitimité démocratique bien pensée, en étendant unilatéralement sa juridiction pour juger des politiques menées au niveau européen, mais aussi en interne par cet État membre par des instances démocratiquement élues, elles ? Le BVerfG annihile ainsi le principe de séparation des pouvoirs en se plaçant au-dessus des pouvoirs législatif et exécutif, même en Allemagne, puisqu’il envisage de leur intimer l’ordre de changer de politique financière.

Le plan « Macron-Merkel », réponse au BVerfG ?

Tout permet de penser que ce n’est vraisemblablement pas par hasard si, faisant écho aux sages considérations rapportées ci-dessus, notamment par Messieurs Bernhard Wegener et Norbert Röttgen, l’Allemagne semble être parvenue à sortir du piège dans lequel l’arrêt de sa Cour constitutionnelle visait à l’enfermer, comme à l’hypothétique menace d’une procédure d’infraction qui aurait pu être engagée à son encontre, par un coup de théâtre magistral à caractère hautement politique. Réponse du berger à la bergère, en s’associant subitement et de manière inattendue à une audacieuse proposition française, le gouvernement allemand inflige au BVerfG un désaveu formel afin de rendre caduc son désastreux arrêt du 5 mai et surtout bloquer sa prétention nationaliste. Car la mise en œuvre de l’instrument budgétaire considéré interdira à l’avenir toute contestation de la légitimité supranationale et induira immanquablement une avancée majeure sur la voie de l’Europe fédérale. Le parallèle est inévitable avec le fameux « Tournant hamiltonien » (Hamilton Moment) à l’origine de la constitution fédérale des États Unis d’Amérique. En 1790, Alexander Hamilton, premier Secrétaire au Trésor de la jeune république indépendante depuis 14 ans crée une dette (fédérale), en fait une garantie (fédérale) à la dette de guerre des États, adossée à un système de taxes (fédérales) fondée essentiellement sur des droits sur les importations (dont le whisky). Cette décision précipite la mise en œuvre du projet fédéral qu’il avait esquissé dans ses Federalists Papers.

Dans un article publié le 27 mai intitulé « L’Europe cherche son tournant Hamiltonien, mais elle dérape regrettablement à propos de la légitimité démocratique », le comité éditorial du Wall Street Journal établit le parallèle entre le tournant hamiltonien de 1790 et ce qui est maintenant devenu une proposition de la Commission européenne de créer un fond de 750 milliards d’euros supplémentaires assorti d’une garantie « fédérale » soutenue par à un budget « fédéral » reposant sur de nouveaux impôts (à caractère fédéral) pour permettre aux États membres de faire face aux ravages de la Pandémie de Covid-19 et relancer leur économie. Mais en conclusion, il dénonce l’absence de légitimité démocratique des institutions européennes. Certes l’actuel Parlement européen dispose déjà presqu’entièrement d’une telle légitimité, mais cela ne suffit pas. L’ensemble de l’édifice institutionnel doit être révisé en profondeur pour permettre un véritable contrôle démocratique de la Commission, de ses décisions et maintenant du budget de l’Union.

Subsidiarité, étagement institutionnel et légitimité démocratique

Le concept de légitimité démocratique, parfois brandi à tort, est souvent mal compris. Le rapprochement des centres de décision du niveau de leur objet et des citoyens qu’elles concernent, induit un étagement des institutions représentatives de ces derniers. Le respect de la subsidiarité responsabilise les citoyens et évite les récriminations classiques envers des décideurs ignorants de besoins ou de contraintes locales. Il incite à l’acceptation apaisée de l’état de droit comme facteur d’harmonie dans les sociétés humaines. L’étagement des légitimités démocratiques et l’acceptation explicite de la répartition des compétences font toute la force du système fédéral. Mais à l’inverse, il faut admettre que cette stratification institutionnelle peut parfois avoir pour conséquence une certaine lourdeur, donc une faiblesse dans le fonctionnement d’ensemble des édifices fédéraux, particulièrement lorsqu’il s’agit de décider dans l’urgence. Y parer impose de respecter strictement les légitimités démocratiques différenciées de chaque niveau.

La reconnaissance d’une différenciation des légitimités démocratiques est explicite dans les États fédéraux. À chaque étage ses compétences, ses responsabilités, ses moyens et son contrôle démocratique. Ainsi est en quelque sorte introduite une obligation de réserve limitant les interférences entre les divers niveaux de décisions et s’appliquant à la fois de manière « descendante » et « ascendante ». Faute de cela, l’étagement institutionnel ne pourrait fonctionner en raison de disputes incessantes et de revendications répétées, d’où une lenteur des décisions, voire des blocages intempestifs, comme dans l’exemple rappelé ci-dessus du gouvernement wallon et du CETA. Lorsque chaque niveau se voit respectivement attribuer explicitement des compétences claires avec les responsabilités démocratiques et juridiques correspondantes, les interactions entre niveaux sont fluides, l’état de droit est respecté et les abus de pouvoir limités. La différentiation des légitimités démocratiques constitue une exigence démocratique interne pour tous les États.

L’UE n’est pas encore un État fédéral, cela n’empêche pas qu’y soit respecté l’étagement des légitimités démocratiques entre ses États membres et ses institutions. Il est plus facile de le comprendre en appliquant cette exigence à un État non fédéral hyper-centralisé comme la France. À chaque niveau institutionnel correspond un domaine de compétence. Celui d’une commune se limite à son territoire et accorde des prérogatives strictes à son conseil municipal, démocratiquement élu à cet effet. Il en est ainsi pour les départements et les conseils départementaux, les régions et les conseils régionaux, puis pour l’État (central) et les institutions « nationales ». Il est incontestable que tous ces conseils et leurs présidents sont démocratiquement élus. Mais ils le sont dans le cadre d’un domaine de compétence déterminé. L’Assemblée nationale n’est pas l’assemblée des maires de France, pas plus que celle des régions de France. L’autorité de ces derniers et des conseils municipaux se limite aux affaires des communes. Et le fait que les communautés de communes sont gérées par des représentants des communes qui les composent, représentants démocratiquement élus dans les conseils municipaux qu’ils représentent, ne leur donne pas de véritable légitimité démocratique. Il faudrait pour cela que les conseils des communautés de commune soient élus en référence à un domaine de compétence explicite aux yeux des électeurs de la circonscription qu’ils recouvrent. De même, le Parlement européen est élu démocratiquement par les citoyens de toute l’Union et dispose d’une légitimité démocratique dont ni le Conseil de l’Union européenne et encore moins le le Conseil européen ne peuvent se targuer. Sinon, remplaçons l’Assemblée nationale par l’assemblée des maires de France, lesquels sont démocratiquement élus, certes, mais en référence à un domaine de compétence particulier. En France, le Sénat de la république, élu, représente les collectivités locales. Mais le Conseil de l’Union européenne, non élu, des ministres des États membres, ne jouit pas d’une véritable légitimité démocratique au niveau européen, pas plus que le conseil européen, constitué de chefs de gouvernement, élus certes, mais seulement dans leurs États respectifs. C’est cette légitimité démocratique de niveau européen qu’il faut définitivement établir et protéger. Aussi longtemps que l’on ne dépassera pas les simples coopérations entre États, il n’existera aucun véritable contrôle démocratique de l’Union. Paradoxalement, du reste, les coopérations que l’on cite en exemple, Airbus et Ariane datant des années soixante, seraient sans doute plus difficiles à mettre en œuvre maintenant que la compétition entre États semble avoir repris le dessus.

La légitimité démocratique de l’Union européenne implique qu’elle ait quitté tout cadre confédéral et soit devenue une fédération de plein droit. Alors les parlements des États membres continueront de contrôler démocratiquement les gouvernements des États membres et un parlement européen bicaméral contrôlera démocratiquement un gouvernement européen. Car légitimité démocratique et contrôle démocratique sont catégoriquement inséparables.

Si d’ores et déjà l’Union possède certaines institutions supranationales à caractère fédéral comme la BCE et la CJUE, ce n’est évidemment pas aux Cours constitutionnelles des États membres, dénuées de toute légitimité démocratique, qu’il revient de les contrôler. La seule réponse possible au BVerfG était de progresser vers une Union fédérale démocratiquement légitime. Le gouvernement allemand l’a compris. L’introduction semble-t-il imminente d’un budget fédéral européen imposera immédiatement une Union politique contrôlée par le Parlement européen. Aucun militant fédéraliste n’avait jamais imaginé qu’une épidémie meurtrière aboutirait à un tel résultat. L’avenir reste toujours imprévisible. N’est-ce pas, finalement, ce qui fait le charme de la vie ?

La rédaction trop lente de cette prise de position s’est faite avec témérité entre le 5 mai et le 2 juin 2020, au fil d’une étonnante actualité trop rapidement évolutive.

François MENNERAT

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