Sursaut de lucidité et de bravoure

Avertissement : les tribunes sont des contributions individuelles de sympathisants du mouvement au débat et ne reflètent pas nécessairement les positions de celui-ci.

, par François Mennerat

Sursaut de lucidité et de bravoure

Les désastres de la première moitié du XXe siècle ont imposé aux Européens de se soumettre – enfin – à un examen de conscience certainement douloureux, peut-être inévitable et, espérons-le, définitivement salvateur.

Pour se libérer de la honte et échapper à une dépression collective, les peuples européens, non sans mal, se sont forgés une image pacifique et généreuse, marquée d’une certaine naïveté, elle-même mâtinée d’une once de lâcheté.

Passée leur courageuse reconstruction et l’émerveillement d’une coopération raisonnée, ils ont vu revenir, à des degrés divers, les démons du quant-à-soi, du chacun pour soi, de la concurrence et du nationalisme. Ceci est particulièrement patent en matière de politique étrangère, de défense et de sécurité.

À la différence de la Grande-Bretagne qui n’a jamais cessé de garder ses distances avec un continent perçu comme source permanente de danger, la France s’est installée dans une ambivalence inconfortable tant pour elle-même que pour ceux qui l’observent. Son rejet inattendu en 1954 du traité de Paris relatif à une Communauté européenne de défense dont elle avait pourtant été l’initiatrice, apparaît, avec le recul, comme révélateur d’une incapacité à se libérer du mythe flatteur d’une universalité dominatrice.

Cependant, ses partenaires européens occidentaux, admettant lucidement qu’ils avaient, en réalité, été les victimes de leurs propres erreurs et de leur égarement collectif, acceptaient leur situation partagée de vaincus – vaincus par eux-mêmes – et, devant la nouvelle menace soviétique, se réfugiaient dans une confortable vassalité vis-à-vis des États-Unis d’Amérique et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

La question de la défense européenne n’a jamais cessé, depuis lors, d’être l’objet d’une alternance de déclarations enflammées et de faux-semblants.

C’est ainsi, que d’élargissements en élargissements, tous incontestablement justifiés et « inévitables », une certaine mièvrerie nous a amenés à ce jour du 21 novembre 2013 où l’Union européenne a dû essuyer la gifle infligée, par le truchement de son protégé Ianoukovitch, par le petit dictateur de la Grande Russie.

Scandale chez les innocents ! Comment ? Le gouvernement ukrainien osait refuser la générosité – raisonnable et mesurée – d’une Europe pourtant tellement vertueuse ? Le réveil était brutal, et il fallait, dans l’improvisation, imaginer une posture diplomatique et tenter d’élaborer une politique commune vis-à-vis de la Russie. Après un début prometteur, force est de constater que l’Union européenne s’est trouvée mise en échec.

L’Histoire nous enseigne que c’est face à l’épreuve que se prennent – courageusement – les grandes décisions et que c’est pratiquement toujours face à un adversaire commun que les peuples forgent leur unité. L’Union européenne doit s’éveiller et faire montre de sa nouvelle lucidité.

Aucun des pays européens, aucun des États membres de l’UE, n’est parvenu en l’espèce, et ne parviendra plus jamais, à garantir avec les meilleures chances de succès la sécurité et la liberté de ses ressortissants. Cette sécurité et cette liberté, n’en déplaise aux nationalistes invétérés, constituent les éléments principaux du « bien commun » des citoyens européens.

Il est temps d’affranchir le Service européen d’action extérieure (SEAE) de la tutelle et des embûches que lui infligent ses mandants, ou plutôt ceux qui se prétendent tels mais s’interposent entre les citoyens et des institutions censées les servir collectivement et contribuer à les protéger. Cela constitue sans doute la première condition pour que puisse émerger une vision commune de l’environnement politique de l’Union européenne et des périls qui la menacent. L’Union avait avalé une première couleuvre lorsqu’elle avait fait appel au Fonds monétaire international pour l’aider à résoudre une crise de liquidités qui frappait certains de ses membres, somme toute une crise interne. La voici aujourd’hui humiliée à nouveau, en devant se résigner à voir les États-Unis prendre la tête des manœuvres diplomatiques face à la Russie.
Sa frontière orientale est et demeurera une zone de tensions. Ceci constitue pour l’Union une question de voisinage qu’elle devra bien, in fine, dans son intérêt à long terme, c’est-à-dire dans celui des peuples européens, traiter elle-même, « comme une grande ». À quand une doctrine de Monroe à l’européenne ?

Est-il inutile de rappeler la promesse faite (verbalement...) à Berlin en 1989 par Georges Bush senior à Mikhaïl Gorbatchev, promesse confirmée en 1990 par son secrétaire d’État James Baker, de ne pas étendre l’OTAN à d’anciens pays signataires du Pacte de Varsovie, mais promesse rapidement – dès 1994 – suivie d’un parjure, à l’instigation des États-Unis de Bill Clinton et Madeleine Albright ? Et le 18 mars 1997, à Helsinki, une fois l’adhésion des anciens pays du Pacte de Varsovie à l’OTAN achevée, Bill Clinton n’avait-il pas encore promis (secrètement) à Boris Yeltsine, à sa demande, de ne jamais étendre l’alliance aux États de l’ex-Union soviétique, comme les pays Baltes et l’Ukraine ? Pour les pays baltes, ce fut pourtant fait dès 2004 (mais sans élaborer une planification spécifique pour leur défense) ! De quoi nous étonnons-nous ?

L’Union européenne doit acquérir la pleine maîtrise de sa politique extérieure. Dans l’intérêt des citoyens et des peuples européens, le SEAE doit élaborer une politique supranationale de sécurité et de défense, puis assumer ses choix et mettre en œuvre l’action diplomatique supranationale qui leur donnera force et sens. Il n’est pas question de prestige ou de grandeur : ces dérives nationalistes n’ont pas vocation à être promues à l’échelon européen ; il s’agit seulement de paix, de sécurité et de solidarité au sein de la famille européenne devant les menaces. Puisse cette crise ukrainienne s’avérer salutaire !

Laurent Fabius et Frank-Walter Steinmeier – pourquoi eux et pas Catherine Ashton ? – viennent de se rendre à Chisinau pour rencontrer le premier ministre moldave Yurie Leancă, l’assurer de « leur » soutien et discuter des modalités d’un accord d’association similaire à celui qui avait été proposé à l’Ukraine. On lit que « les deux poids lourds de l’UE » sont prêts à le signer, afin, dit-on, « d’éviter de répéter les erreurs commises avec l’Ukraine » (sic) ? Cette démarche, qui ressemble soit à un entêtement dans l’erreur, soit à une provocation délibérée, fait-elle partie d’une politique étrangère européenne construite, légitime et responsable ? Où est le SEAE, que fait-il ? Envisage-t-on un futur élargissement de l’UE à ce morceau de la Grande Roumanie ? S’il s’avère que cette politique est nécessaire, l’UE a-t-elle les moyens de l’assumer, sinon qui ?

Car même sous l’hypothèse préalable d’un sursaut de lucidité amenant tous les gouvernements des États membres à renoncer chacun courageusement et avec confiance à ses illusions de grandeur, une action extérieure proprement européenne ne deviendra possible qu’à trois conditions essentielles :

  1. Que l’UE devienne, en tant que telle, et d’égal à égal, un partenaire respecté, parce que respectable, des États-Unis au sein de l’OTAN, c’est-à-dire en mettant sur pied, en propre, un dispositif militaire européen communautaire d’un poids suffisant.
  2. Que cesse l’illusion de possibilités infinies d’élargissement de l’Union à des partenaires auprès desquels elle bénéficie, certes, d’une influence et d’un pouvoir d’attraction indéniables, mais que, par réalisme politique et économique, elle doit plutôt aider à s’intégrer dans leur voisinage naturel et historique en l’organisant. De nouveaux élargissements se produiront encore : à la lumière des événements récents, ils relèveront d’une politique d’action extérieure réfléchie.
  3. Que soit desserré l’étau de la dépendance énergétique, particulièrement celle dans laquelle se trouvent certains États, et non des moindres, vis-à-vis de la Russie. Donald Tusk, le premier ministre polonais, souligne qu’« aujourd’hui, au moins dix États membres de l’UE dépendent d’un seul fournisseur – Gazprom – pour plus de la moitié de leur consommation » et que « certains sont même dépendants à 100 % de l’entreprise russe ». Il conviendrait de mettre sur pied, au-delà des vœux pieux de l’article 194 du TFUE, et conformément à la « stratégie européenne de sécurité » de décembre 2003, une Communauté européenne de l’énergie. Sur le modèle de la CECA d’autrefois, elle aurait, en outre, l’avantage, en mutualisant leurs approvisionnements énergétiques, de placer tous les États membres sur un pied d’égalité en cette matière. On ne peut laisser le gouvernement bulgare s’opposer à la Commission, contrevenir aux règles actuelles du marché européen de l’énergie et se jeter follement dans la gueule du loup Gazprom et de son gazoduc South Stream, même si Siemens tire profit du chantier...

L’Union européenne doit maintenant réaliser qu’à l’Est, l’horizon est borné par deux puissances politiques et économiques orgueilleuses constituées de la Russie, d’une part, et de la Turquie, de l’autre, dont les zones d’influence devront à jamais être reconnues et acceptées. C’est pour l’avoir inconsidérément ignoré que l’UE s’est mise dans un embarras dont elle doit impérativement sortir grandie, sous peine de ne jamais pouvoir apporter à ses citoyens la protection, la sécurité et la prospérité qu’ils attendent d’elle. Respecter ses voisins et s’en faire respecter sont les conditions de la paix. Une lutte d’influence pacifique est une chose, une conquête territoriale en est une autre.

S’il n’est pas prévu que l’on rende un prix Nobel de la Paix, on a le devoir de continuer de le mériter... activement.

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